La surdité se définit comme toute diminution ou perte de l’ouïe, l’ouïe étant le sens par lequel sont perçus les sons. On classe la surdité selon 5 critères : son déterminisme (génétique : on parle de surdité héréditaire ou innée ; ou environnemental : on parle de surdité acquise), son moment d’apparition (à la naissance : on parle de surdité congénitale ; ou après la naissance : on parle de surdité non congénitale ou tardive ou abiotrophique), sa sévérité (lorsque la fonction auditive est diminuée, on parle de surdité partielle ; lorsque la fonction auditive est absente, on parle de surdité totale), sa symétrie (si une seule oreille est atteinte, la surdité est unilatérale ; si les deux oreilles sont atteintes, la surdité est bilatérale) et sa localisation anatomo-pathologique.
Pour envisager ce dernier critère, il faut rappeler brièvement quelles sont les bases anatomiques de l’audition : elles se composent de l’oreille (mais nous verrons qu’il n’y a pas une oreille mais trois oreilles qui se font suite) et des voies sensorielles de l’audition.
L’oreille (ou organe vestibulo-cochléaire) comprend tout d’abord l’oreille externe. Cette dernière est formée par le pavillon auriculaire (ou auricule) et par le conduit auditif externe (ou méat acoustique externe). Lui fait suite l’oreille moyenne, qui débute par le tympan (ou membrane tympanique), relié aux trois osselets auditifs (le marteau qui est accolé au tympan, l’enclume et l’étrier), situés dans la bulle (ou cavité) tympanique, qui communique avec la partie nasale du pharynx par la trompe d’Eustache (ou trompe auditive). La base de l’étrier est enchâssée dans la fenêtre ovale (ou fenêtre vestibulaire), avec laquelle débute l’oreille interne. Cette dernière se situe dans une structure osseuse du crâne appelée rocher (ou partie pétreuse de l’os temporal). Elle est formée par les canaux semi-circulaires et le vestibule (supports anatomiques de l’équilibre) et par la cochlée (support anatomique de l’audition), et communique par deux fenêtres avec l’oreille moyenne, la fenêtre ovale (déjà évoquée) et la fenêtre ronde (ou cochléaire). L’oreille interne est reliée aux voies nerveuses centrales de l’audition par le nerf cochléaire qui est une branche du nerf vestibulo-cochléaire (également appelé nerf VIII, car étant la huitième paire des nerfs crâniens).
Les voies sensorielles de l’audition sont ainsi formées par le nerf cochléaire et les voies nerveuses centrales de l’audition. Ces dernières se localisent dans le tronc cérébral (successivement : les noyaux cochléaires, les lemnisques latéraux, les collicules caudaux, les corps géniculés médiaux) et dans le cortex cérébral (cortex temporal).
Ceci étant vu, l’on peut revenir au dernier critère de classification de la surdité : la localisation anatomo-pathologique. Lors d’atteinte de l’oreille externe et/ou moyenne, on parle de surdité de transmission (ou de conduction). Lors d’atteinte de l’oreille interne ou des voies sensorielles de l’audition, on parle de surdité de perception (ou de réception ou neuro-sensorielle ou sensori-neuronale). Une surdité de perception peut ne concerner que l’oreille interne : elle sera dite endocochléaire, ou uniquement les voies sensorielles de l’audition : on parle de surdité de perception rétrocochléaire.
Cette première partie permet d’entrevoir que derrière le terme générique de surdité, se cache une multitude de types de surdité, tous différents les uns des autres. Dans notre cas, nous allons nous
intéresser à un type bien précis de surdité : la surdité héréditaire, congénitale, totale, uni- ou bilatérale, de perception endocochléaire.
Physiopathologie de la surdité héréditaire chez le chien [3]
Nous allons désormais nous intéresser à la question : « pourquoi les chiots des races à risque concernées sont-ils sourds ? », et nous devrions plutôt dire dans la majorité des cas « pourquoi ces chiots deviennent-ils sourds ? ».
En effet, seulement dans les races Dobermann et Sealhyam Terrier un déterminisme génétique autosomal récessif a été démontré vis-à-vis de la surdité [4,5]. Dans les autres races, le déterminisme génétique semble beaucoup plus compliqué et est toujours en cours d’étude.
Ce que l’on sait, c’est que la surdité résulte alors d’un dysfonctionnement de l’oreille interne, plus précisément des structures nerveuses contenues dans la cochlée. Cette dernière se compose de canaux en forme de spirales, au sein desquels se situent trois structures distinctes, chacune remplie de liquide : la « rampe » vestibulaire et la « rampe » tympanique (remplies de périlymphe), situées de part et d’autre de la troisième structure : le conduit cochléaire (rempli d’endolymphe). Celui-ci est constitué de différents éléments, notamment de l’organe spiral (également appelé « organe de Corti ») qui contient les cellules sensorielles de l’audition, et de la strie vasculaire, qui sécrète l’endolymphe et qui a également un rôle de soutien dans l’architecture du conduit cochléaire. Cette strie vasculaire contient des cellules pigmentées appelées mélanocytes, essentielles à son bon fonctionnement. En l’absence de ces cellules, le conduit cochléaire se collabe et l’organe spiral (et donc les cellules sensorielles de l’audition) dégénèrent : on parle de dégénérescence cochléo-sacculaire.
Ainsi, dans les races canines à risque vis-à-vis de la surdité, l’on pense que c’est un défaut de pigmentation d’une structure de l’oreille interne (la strie vasculaire) qui est responsable de la surdité. La base génétique de ce type de surdité semble reposer sur les gènes de pigmentation de la robe (le gène « S » déterminant la part et la distribution du blanc dans la robe, et plus particulièrement ses allèles sp et sw pour les races Dalmatien, Bull Terrier, Setter anglais, … ; le gène « M » ou merle pour les races Colley, Shetland, Berger australien, Teckel, Border collie, …) et leur expression au sein de l’oreille interne.
Enfin, précisons que normalement, chez un chiot, l’audition débute vers l’âge de deux semaines et est parfaitement fonctionnelle à l’âge de trois semaines. Chez un chiot sourd appartenant aux races à risque précédemment citées, le même développement de la fonction auditive se produit. Mais, c’est entre la troisième semaine et la quatrième semaine de vie, que cette dernière involue, la surdité devenant effective vers l’âge d’un mois. On remarquera ici que l’on définit à tort cette surdité comme congénitale bien qu’elle ne soit pas présente dès la naissance, nous conserverons néanmoins cet abus de langage dans la suite de la présentation.
Ainsi, le dépistage de la surdité chez ces chiots ne doit se faire qu’à partir de la cinquième semaine de vie.
Dépistage de la surdité chez le chien [6]
Il repose sur une méthode audiométrique objective (car subjectivement, en claquant des doigts par exemple, il est très difficile de mettre en évidence une surdité, et d’autant plus si elle est unilatérale) : l’enregistrement des potentiels évoqués auditifs du tronc cérébral (ou P.E.A.). Son principe repose sur l’application de stimulations sonores monaurales (c’est-à-dire à chacune des oreilles) qui permettent d’évoquer en un temps très court (dix millisecondes) une succession de potentiels d’action (dont le nombre est inférieur ou égal à sept) qui correspondent au cheminement des influx nerveux dans le tronc cérébral, ce phénomène étant enregistré par méthode oscillométrique. En pratique, l’appareil de mesure est relié à l’animal à la fois par des électrodes (au nombre de trois) placées sous la peau de celui-ci (généralement une au sommet du crâne, une autre à la base de l’oreille testée, et la dernière soit à la base de l’autre oreille soit au niveau du cou) et par des écouteurs (casque ou bouchons d’oreille) placés au niveau des oreilles du chien. Pour le reste, aucun consensus n’existe sur le déroulement de l’examen. Dans la pratique de l’auteur, une sédation est systématiquement pratiquée (soit par injection pour les adultes, soit par anesthésie gazeuse à l’aide d’un masque pour les chiots), ce qui permet de limiter au maximum les artéfacts lors de l’examen (et donc d’avoir des enregistrements les plus précis possibles), sans altérer la fonction auditive.
Les stimulations sonores utilisées en dépistage ont une intensité de 90 décibels HL (ce qui permet de s’affranchir de la présencede cérumen dans les oreilles, qui peut altérer l’enregistrement des PEA à des plus faibles intensités de stimulation). Rappelons que le seuil de douleur est situé au-dessus de 70 dB HL, ce qui explique notamment le recours à la sédation par l’auteur. L’enregistrement des PEA dure quelques minutes (généralement moins de cinq minutes), tout comme la sédation de l’animal. Une fois l’examen réalisé, dans le cadre d’un dépistage de surdité héréditaire congénitale (qui est rappelons-le alors toujours totale), l’interprétation de l’enregistrement des PEA est assez simple : la présence de PEA infirme une surdité, leur absence confirme une surdité. Lors de surdité, l’enregistrement des PEA sur chacune des oreilles permet de savoir si l’atteinte est uni- ou bilatérale.
Prévalence de la surdité dans les races à risque
Entre 2005 et 2014, dans notre clientèle, lors de dépistage chez des éleveurs (ou lors de diagnostic à la demande de particuliers ayant un doute quant à l’audition de leur chien), la prévalence de la surdité chez les chiens testés (soit 785 individus) est de 17.5%.
Deux races à risque ont particulièrement fait l’objet d’un dépistage vis-à-vis de la surdité (ce dépistage ayant concerné à la fois des chiots et des adultes reproducteurs) : le Dalmatien avec 328 individus testés, et le Bull Terrier avec 305 individus testés.
Chez le Dalmatien, au total, 57 (17.4%) individus ont présenté une surdité, dont 47 (14.3%) présentaient une surdité unilatérale, et 10 (3.1%) une surdité bilatérale.
Cette prévalence est proche de celle trouvée dans d’autres pays européens (Allemagne [7], Belgique [8], Royaume Uni [9], Suisse [10]) allant de 16.5% à 22%. Cependant ces différentes études européennes montrent une proportion de sourds unilatéraux 1.5 à 3 fois supérieure à celles des sourds bilatéraux, alors que dans notre cas, la proportion de sourds unilatéraux est 4.7 fois supérieure à celles des sourds bilatéraux. Par contre, notre prévalence de la surdité de 17.4% est nettement inférieure à celle trouvée aux Etats Unis d’Amérique [1] où la prévalence de la surdité chez le Dalmatien atteint 30%. Là également la proportion des sourds unilatéraux est 2.8 fois supérieure à celle des sourds bilatéraux (ce qui est nettement inférieur à nos résultats).
Chez le Bull Terrier, au total, 25 (8.2%) se sont révélés sourds dont 20 unilatéraux (6.6%) et 5 bilatéraux (1.6%). Si l’on fait la distinction entre les individus colorés (au nombre de 175) et les individus blancs (130), la prévalence de la surdité est différente.
En effet, chez les individus colorés, nous avons mis en évidence 9 sourds (5.1%) dont 8 unilatéraux (4.6%) et 1 bilatéral (0.5%) ; alors que chez les individus blancs, il y a eu 16 sourds (12.3%) dont 12 unilatéraux (9.2%) et 4 bilatéraux (3.1%).
Ces résultats diffèrent à la fois des chiffres américains [1] qui donnent une prévalence de la surdité chez le Bull Terrier de 11.5% (1.3% chez les individus colorés contre 20.4% chez les individus blancs) avec 10.3% de surdité unilatérale (1.3% chez les colorés et 18.2% chez les blancs) et 1.2% de surdité bilatérale (0% chez les colorés et 2.2% chez les blancs) ; et des chiffres français issus d’une étude organisée par le club de race du Bull Terrier [11] qui rapporte une prévalence de la surdité de 11% (0% chez les colorés et 24.2% chez les blancs) dont 9% de sourds unilatéraux (0% chez les colorés et 19.8% chez les blancs) et 2% de sourds bilatéraux (0% chez les colorés et 4.4% chez les blancs).
Nous avons également testé des chiens appartenant à d’autres races à risque vis-à-vis de la surdité, mais avec un nombre d’individus nettement inférieur à celui des deux races précédemment évoquées : des Jack Russel Terriers (ainsi que des Parson) avec 46 chiens testés dont 21.7% de sourds (8.7% d’unilatéraux et 13% de bilatéraux) ; des Dogues argentins avec 31 chiens testés dont 22.6% de sourds (16.1% d’unilatéraux et 6.5% de bilatéraux) ; des Bouviers australiens avec 26 chiens testés dont 15.4% de sourds (11.5% d’unilatéraux et 3.9% de bilatéraux) ; des Setters anglais Lemon avec 12 chiens dont 75% de sourds (16.7% d’unilatéraux et 58.3% de bilatéraux) ; et de nombreuses autres races canines avec moins de 10 individus testés par race (American Staffordshire Terrier, Beauceron, Berger australien, Bichon maltais, Bouledogue français, Cavalier King Charles, Cocker anglais, Labrador, Pointer, Scottish Terrier, Saint Bernard, Shih Tzu, Staffie blanc, West Highland White Terrier).
Enjeux de la sélection canine et du dépistage de la surdité dans les races à risque [3]
Pour diminuer la prévalence de la surdité congénitale dans ces races canines à risque, en particulier dans les races dans lesquelles la surdité est lié aux gènes de pigmentation de la robe, il a été démontré qu’il faut favoriser les robes colorées ou le plus pigmentées possibles, favoriser la présence de patchs
Reproduction interdite – Note de synthèse du Dr Ludovic Siméon, vétérinaire, le 30/08/2014
4/4
ou de masque noirs (selon les races) au niveau de la tête, et ne pas sélectionner les individus présentant des yeux bleus. Aux vues de ces prévalences importantes de la surdité dans ces races canines à risque, en sachant qu’il a été démontré que de faire reproduire ne serait-ce qu’un chien sourd (que la surdité soit uni- ou bilatérale) parmi les deux parents multiplie au moins par deux le risque de surdité dans la portée, et qu’il existe une méthode vétérinaire simple et accessible (l’enregistrement des PEA) pour mettre en évidence la présence ou non d’une surdité, l’on voit l’intérêt du dépistage systématique vis-à-vis de la surdité des reproducteurs et des chiots produits, et du retrait de la reproduction des individus atteints de surdité (même unilatérale). Rappelons enfin et pour conclure qu’un chien atteint de surdité unilatérale est quasi asymptomatique (un observateur attentif pourra déceler des difficultés chez ces chiens à discerner d’où viennent les sons) et qu’il peut être un excellent chien de compagnie. Par contre, le devenir d’un chiot atteint de surdité bilatérale est plus problématique, une majorité d’éleveurs choisissant leur euthanasie.
Bibliographie
1- Strain, GM., 2014. Deafness in dogs and cats.
http://www.lsu.edu/deafness/deaf.htm (consulté le 27/08/2014)
2- Siméon, L., Monnereau L., 2005. Diagnostic de la surdité : les potentiels évoqués auditifs. Point vétérinaire (Maisons-Alfort), n° 259, pp. 12-13.
3- Siméon, L. Thèse : Contribution à l'étude de l'anatomie fonctionnelle de l'oreille et de la surdité chez les carnivores domestiques. Thèse d'exercice, Ecole Nationale Vétérinaire de Toulouse - ENVT, 2003, 259 p (consultable en ligne à l’adresse :
http://oatao.univ-toulouse.fr/1088/ )
4- Igarashi M, Alford BR, Cohn AM, et al. 1972. Inner ear abnormalities in dogs. Ann Otol Rhinol Laryngol, 81, pp 249-255.
5- Wilkes, MK, Palmer, AC. 1992. Congenital deafness and vestibular deficit in the Dobermann. J Small Anim Pract, 33, pp 218-224.
6- Scheifele, PM, Clark, JG. 2012. Electrodiagnostic evaluation of auditory function in the dog. Vet Clin Small Anim, 42, pp 1241-1257.
7- Juraschko, K, et al. 2003. Analysis of systematic effects on congenital sensorineural deafness in German Dalmatian dogs. Vet J, 166, pp164-169.
8- Poncelet, L, Coppens, A, Deltenre, P. 1999. Deafness in puppies in Belgium : a two-year retrospective study. [en français] Annales de médecine vétérinaire. 143, pp 41-45.
9- Wood J, Lakhani K. 1997. Prevalence and prevention of deafness in the Dalmatian--assessing the effect of parental hearing status and gender using ordinary logistic and generalized random litter effect models. Vet J, 154, pp121-133.
10- Muhle AD et al. 2002. Further contributions to the genetic aspect of congenital sensorineural deafness in Dalmatians. Vet J, 163, pp 311-318.
11- Rousse, S. 2012. La surdité chez le Bull Terrier. Revue du Club F.A.B.A.S. Décembre : pp 14-2